Nous reproduisons ici la longue lettre d’une maman IEF à son député : charpentée, argumentée, 20/20. A diffuser !
Monsieur le Député,
Je me permets de vous écrire au sujet de l’Instruction En Famille (IEF) que le gouvernement, par son projet de loi renforçant les principes républicains, a l’intention de soumettre à autorisation préalable et de limiter à certaines situations légalement définies (art. 21 du projet de loi).
Si, dans les faits, peu de familles choisissent l’IEF, réduire juridiquement ce mode d’instruction au rang d’exception sous autorisation porte une atteinte considérable tant aux libertés fondamentales sur lesquelles repose notre démocratie, qu’aux droits parentaux et de l’enfant, tels qu’ils résultent de nos lois et des conventions internationales ratifiées par la France. Car, contrairement aux apparences, l’article 21 ne préserve en aucun cas la liberté d’enseignement et de l’instruction en famille.
En France, l’école n’a jamais été obligatoire, seule l’instruction l’est : elle peut être assurée à l’école publique ou privée (hors contrat ou sous contrat), ou par les parents eux-mêmes (art. L131-2 C. éduc). L’instruction en famille a ainsi été préservée depuis la loi Jules Ferry du 28 mars 1882. Elle n’a jamais été remise en cause depuis et, en 1977, le Conseil Constitutionnel reconnaissait la liberté d’enseignement comme principe fondamental reconnu par les lois de la République (CC 23 novembre 1977 Déc. n° 7787), de valeur constitutionnelle. En 2017, le Conseil d’Etat rappelait cette liberté de l’enseignement, en précisant qu’elle implique également l’instruction en famille (CE, 17 juillet 2017 n° 406-150, consid. n° 3).
Le principe est donc celui d’un libre choix du mode d’instruction, et cette liberté a un fondement constitutionnel puissant, comme le rappelait M. Blanquer lors de son audition devant la commission d’enquête du Sénat sur la radicalisation le 18 juin 2020.
Suivant ce principe, l’instruction en famille, qui est une liberté contrôlée, est donc soumise à une simple déclaration. Ainsi, au cours des discussions sur le projet de loi pour une école de la confiance, M. Blanquer a approuvé l’avis de Mme Lang, rapporteure, écartant tout système d’autorisation pour l’instruction en famille (Séance du 14 février 2019 à propos de l’amendement n° 825) car “La liberté de l’enseignement est un principe à valeur constitutionnelle. Instaurer une autorisation préalable irait à l’encontre du principe du choix de l’instruction”.
Pourtant, de façon surprenante, quelques mois à peine après l’audition de M. Blanquer, l’article 21 prévoit de revenir – plus radicalement qu’il n’y paraît – sur ce principe de valeur constitutionnelle, au risque de porter une grave atteinte aux droits parentaux et de l’enfant, alors même qu’une telle remise en cause n’est ni nécessaire ni adéquate.
Une atteinte disproportionnée au libre choix de l’instruction
Le régime d’autorisation exceptionnelle remet radicalement en cause la liberté d’instruire en famille. Ce choix d’un régime d’autorisation limitée aux cas définis par la loi instaure en effet un nombre considérable d’entraves à la liberté d’instruire en famille et à la liberté d’enseignement, qui se trouvent privées de toute substance.
Tout d’abord, soumettre l’exercice d’une liberté à autorisation administrative préalable est par nature une régression considérable, à laquelle les juges du Conseil Constitutionnel seront attentifs. A titre de comparaison, la consécration de la liberté de la presse a impliqué, en 1881, le passage d’un régime d’autorisation à un régime de déclaration. De même, concernant les associations, le Conseil constitutionnel a considéré que “la constitution d’associations, alors même qu’elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l’intervention préalable de l’autorité administrative ou même de l’autorité judiciaire”. (CC 16 juillet 1971 Déc. n° 71-44).
Dans une démocratie fondée sur un Etat de droit, l’exercice d’une liberté étroitement liée à la liberté de conscience et d’opinion ne saurait dépendre de l’appréciation préalable d’une autorité administrative représentant l’État. Un régime d’autorisation instaure en outre une défiance généralisée à l’encontre des citoyens, indigne d’une démocratie et contraire au principe de la présomption d’innocence (Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, art. 9).
Dans le cadre de l’instruction en famille, le système d’autorisation envisagé accorde un pouvoir d’appréciation considérable à l’administration dont résultent un certain nombre de risques entravant l’exercice de cette liberté :
D’une part, il expose les familles au risque d’arbitraire d’une administration dont la neutralité ne peut être garantie en ce qui concerne l’appréciation de critères vagues tels que “la situation particulière propre à l’enfant”, “la capacité des parents à assurer l’instruction en famille” et “l’intérêt supérieur de l’enfant”.
Ce pouvoir d’appréciation, favorable à l’excès de pouvoir et à la rupture d’égalité, est bien réel : à l’heure où l’instruction en famille est encore une liberté, les excès de pouvoir et les décisions de refus illégales de certains rectorats ou mairies, peu respectueux du droit des familles et des enfants, ne sont pas rares. Dès lors, l’interdiction de principe de l’IEF sera certainement de nature à favoriser les refus d’autorisation, dans un rapport de force nettement en défaveur des familles. Il s’accompagne en outre d’un risque d’insécurité juridique et sera source d’imprévisibilité, qui ne sont pas permises s’agissant de l’exercice d’une liberté fondamentale.
D’autre part, les dispositions de l’article 21 comportent un risque de discrimination contraire à la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH, art. 14). En effet, l’administration sera conduite à apprécier notamment la notion vague de “capacité des parents à assurer l’instruction en famille”. Le texte ouvre donc la voie à une discrimination fondée sur des critères aussi variés que le niveau de diplômes, les capacités financières, le milieu social, l’environnement, la religion, l’origine.
L’intervention du juge administratif a posteriori n’apporte aucune garantie suffisante contre ces risques : le contrôle qu’il exerce n’évitera ni les discriminations ni l’arbitraire des décisions administratives, fussent-elles dûment motivées. Les familles subiront donc ces dérives et leurs conséquences parfois lourdes (scolarisation inadaptée, information préoccupante en cas de refus), en attendant la décision du juge, tandis que de leur côté, les autorités administratives ont la faculté de prononcer des injonctions de rescolarisation indépendamment de toute action en justice.
L’article 21 de ce projet de loi fait donc injustement peser le poids du contentieux sur les familles, alors même qu’on ne saurait présumer leur malveillance (DDHC, art.9) et qu’on ne conçoit pas qu’il faille prouver sa bonne foi ni agir en justice pour exercer une liberté fondamentale.
Ainsi, bien que le terme d’interdiction ait disparu du projet de loi, le système d’autorisation préalable a bien pour effet de vider la liberté d’instruire en famille de sa substance, qui se trouve réduite à une simple exception laissée à l’appréciation arbitraire de l’administration.
Au contraire, seul le régime de déclaration actuel garantit l’exercice et, partant, l’existence, de cette liberté fondamentale. L’atteinte portée par l’article 21 à la liberté d’instruire en famille est d’autant plus importante que la demande d’autorisation ne peut être faite que dans les cas précis déterminés par la loi : handicap, état de santé, pratique d’une activité sportive ou artistique, famille itinérante, domicile éloigné d’un établissement scolaire, existence d’une situation particulière propre à l’enfant, sous réserve que les personnes qui en sont responsables justifient de leur capacité à assurer l’instruction en famille dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Or, une liberté définie par une liste de motifs légitimes pour l’exercer n’est plus vraiment une liberté, quel que soit le nombre des motifs prévus. Dans une démocratie fondée sur un Etat de droit, la liberté est en effet le principe, et l’interdiction, l’exception. La loi définit donc expressément des interdictions, qui sont autant de limites aux libertés, mais elle ne définit pas par avance les usages légitimes de ces libertés. Ainsi, malgré la liberté d’aller et venir, il est interdit d’entrer chez son voisin sans y avoir été invité. En revanche, cette liberté n’est pas définie par une liste de destinations, de distances ou d’horaires fixées à l’avance par la loi pour se déplacer.
Au risque d’être anéantie, une liberté fondamentale ne saurait donc être enfermée dans une liste de motifs jugés a priori légitimes pour l’exercer, à plus forte raison lorsque cette liberté, étroitement liée à celle de conscience et de pensée, est également attachée au rôle éducatif des parents, qui effectuent des choix dans l’intérêt de leurs enfants, dont ils sont les premiers éducateurs et premiers responsables.
En outre, la nécessité de rapporter la preuve d’un des motifs justifiant le recours à l’IEF comporte le risque majeur d’une intrusion injustifiée et excessive dans la vie privée des familles (CEDH, art.8, DUDH art. 12). Enfin, l’argument selon lequel la liberté d’enseignement serait intacte car resterait un “choix” entre enseignement privé et enseignement public est en réalité fallacieux. D’une part, de nombreuses familles, pour des raisons financières ou de situation géographique, n’auront pas d’autres choix que l’école publique. Une liberté fondamentale ne saurait être payante, au risque d’entraîner rupture d’égalité et discrimination dans son exercice.
D’autre part, la majorité des écoles publiques et privées sous contrat suivent exactement les méthodes et le programme de l’Education nationale, là où l’IEF permet de conserver une véritable liberté pédagogique – sous contrôle, puisque le respect du socle commun de compétences et de connaissances est obligatoire. Là encore, une liberté ne peut s’exercer lorsqu’il n’y a pas de véritable choix.
Ainsi, conserver l’option très restreinte de l’instruction en famille soumise à l’appréciation préalable de l’administration ne permet pas, en réalité, de la préserver en tant que liberté.
Il s’agit donc bien, par le régime d’autorisation exceptionnelle, d’interdire par principe l’instruction en famille et, partant, de remettre en cause la liberté de l’enseignement, qui est pourtant l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République – principes inscrits dans le préambule de la Constitution de 1946, et mis en exergue par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat. Le régime d’autorisation de l’article 21 présente donc le même risque d’inconstitutionnalité que celui évoqué par le Conseil d’Etat le 3 décembre 2020 à propos de l’interdiction radicale de l’IEF. D’ailleurs, M. Blanquer avait déjà écarté tout système d’autorisation pour l’instruction en famille, car un tel système irait “à l’encontre du principe du choix de l’instruction” (Séance du 14 février 2019 à propos de l’amendement n° 825).
Mais cette disposition heurte également de front les droits parentaux et les droits de l’enfant consacrés par certaines conventions internationales ratifiées par la France, et qui, selon la hiérarchie des normes, s’imposent à nos lois (art. 55 Constitution).
Le régime d’autorisation exceptionnelle est contraire aux droits parentaux et aux droits de l’enfant
En effet, les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants (art. 26.3 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme). Ce Droit de l’Homme, étroitement lié à la liberté de conscience et de pensée, est également protégé par la Convention européenne des droits de Droits de l’Homme (CEDH, Art. 2 Prot. add. n° 1, p. 34 ; Charte des droits fondamentaux de l’UE, art. 14.3 ), selon laquelle l’Etat doit respecter le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions (CEDH, art. 2). Or, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, si elle n’entend pas imposer aux États de légiférer en ce sens, sera très attentive en revanche à la suppression d’une liberté de valeur constitutionnelle reconnue par la Convention.
Après la fin de la 2nde guerre mondiale, les représentants des Etats parties à la CEDH justifiaient ce choix en ces termes : “Cette question des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales est l’une des plus importantes que nous ayons eues à discuter. (…) Si, d’une façon ou d’une autre nous donnons l’impression que nous envisageons, même dans une faible mesure, d’intervenir dans la vie familiale, ou d’appuyer toute proposition d’intervention dans ce domaine (…) nous nous ferions alors les champions d’un genre de dictature qui arriverait à égaler, pour ne pas dire plus encore, toutes celles que nous avons déjà connues.” (M. Killilea, Travaux préparatoires de l’art. 2, p. 189). Les rédacteurs de cet article entendaient imposer à l’Etat une obligation positive qui serait sanctionnée par la Cour européenne de Justice si elle venait à être méconnue (M. Pernot, Travaux préparatoires de l’art. 2, p. 185). S’il n’est nullement question d’écarter l’intervention de l’Etat en matière d’enseignement, ce dernier est tenu de respecter le droit prioritaire des parents. Son propre rôle n’étant alors que subsidiaire.
La liberté fondamentale des parents d’instruire leurs enfants est donc le signe d’une véritable démocratie qui respecte le choix des citoyens de s’épanouir comme ils l’entendent ; elle est aussi le gage d’un pluralisme éducatif et d’une autonomie des citoyens essentiels à l’exercice d’autres libertés fondamentales telles que la liberté d’opinion, de conscience ou d’expression.
Que deviendraient ces libertés dans une société de pensées et de consciences uniformisées par un ministère, où les parents sont privés d’un droit fondamental protégé non seulement par la Constitution mais aussi par les Conventions internationales ? A rebours des considérations qui ont présidé à la rédaction de l’article 2 de la CEDH et de l’article 26.3 de la DUDH, mais à l’image de ce qui a été décidé en Allemagne en 1938, l’article 21 rend l’école obligatoire, interdit par principe l’IEF et, pour l’octroi d’une dérogation exceptionnelle, substitue l’administration aux parents dans l’appréciation de l’intérêt de leurs enfants.
Dans le même esprit l’article 21 ignore les convictions, notamment philosophiques et religieuses, des parents et ferme ainsi la porte aux choix pédagogiques alternatifs comme motifs de recours à l’IEF. Cette interdiction d’invoquer des opinions « politiques, philosophiques ou religieuses » pour instruire les enfants dans la famille est contraire à la Constitution en ce qu’elle méconnaît l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, mais aussi l’article 1er de la Constitution de 1958. L’article 21 entraîne en effet une rupture d’égalité entre les familles qui instruisent à domicile, et les familles scolarisantes dont les convictions seraient respectées dès lors qu’elles peuvent choisir une école privée confessionnelle. Ce faisant, l’article 21 est également contraire à l’article 9 de la CEDH.
Pour justifier ces diverses atteintes, certains invoquent la protection des enfants et leur droit à l’instruction. Il en irait de l’intérêt supérieur de l’enfant.
En réalité, ce serait une grave erreur que d’opposer la liberté d’instruction des parents à l’intérêt supérieur des enfants. En effet, il n’est pas permis de présumer la malveillance des parents (art. 9 DDHC) et on ne conçoit pas qu’il faille prouver sa bonne foi et son honnêteté pour exercer une liberté. Au contraire, si les motifs varient d’une famille à l’autre (cf. D. Glasman et P. Bongrand, Instruction(s) en famille. Explorations sociologiques d’un phénomène émergent), les parents qui font le choix éclairé et exigeant de l’instruction en famille, exercent leur liberté POUR leurs enfants.
Ils font ce choix pour des raisons pédagogiques (instruction sur mesure et adaptée aux besoins et au rythme) et/ou pour les protéger rapidement de situations difficiles qui portent atteinte à leur bien-être et à leur instruction (phobies scolaires, harcèlement, absence ou mauvaise prise en charge du handicap à l’école, notamment par manque d’AESH, AVS etc…). Plus récemment, dans le contexte sanitaire actuel, ce mode d’instruction permet d’assurer la continuité de l’instruction des enfants tout en protégeant des familles entières en cas de fragilités face au Covid19 (mamans personnes à risque par exemple).
En pratique, la majorité des contrôles effectués à l’aune du « socle commun de compétences et de connaissances » défini par le ministère de l’Education nationale, sont positifs (plus de 90% chaque année), tant sur le plan pédagogique, que sur celui du développement des enfants qui ne manquent pas de relations extérieures à leur famille. L’IEF leur laisse en effet le temps de se concentrer sur leurs centres d’intérêt, et de participer à diverses activités, qui sont autant d’occasions de rencontres riches et variées. Comme l’observait I. Filliozat, psychothérapeute et spécialiste de la parentalité : “L’instruction en famille forme des enfants passionnés, à l’aise avec les adultes, autonomes et responsables. Leur esprit civique est souvent manifeste. Les séparatismes sont davantage le fruit de l’exclusion, de l’échec et de la violence éducative que de l’instruction en famille.”
L’IEF garantit donc à la fois, le droit à l’instruction des enfants et, conformément à la Convention Internationale des droits de l’enfant (CIDE), leur droit au bien-être (art.3). En outre, elle ne compromet en aucun cas leur socialisation.
Au contraire, la scolarisation forcée, l’interdiction de l’IEF tout comme le recours à un régime d’autorisation empêchent les parents, premiers éducateurs, de veiller au bien-être et à l’instruction de leurs enfants, tout en favorisant une certaine violence institutionnelle à l’égard de ces derniers. Pire, ce système peut aussi porter atteinte à leur sécurité et les mettre en danger.
En effet, autoriser l’IEF lorsque la “situation de l’enfant” le justifie – harcèlement, phobie scolaire, troubles dys… – ne diminue pas pour autant le caractère préjudiciable du système d’autorisation à leur égard.
La procédure d’autorisation exceptionnelle prive en effet les parents de la possibilité de faire ce choix avec une célérité parfois salvatrice et les expose de toutes façons à un risque de refus dommageable. Or, rien ne justifie – si ce n’est des postures strictement idéologiques, mais alors en contradiction avec les valeurs de notre démocratie – que les enfants subissent une telle situation.
Dans bien des cas où le recours à l’IEF intervient pour protéger les enfants d’une situation de harcèlement ou de phobie scolaire, ou encore pour pallier les carences de la prise en charge de leur maladie ou handicap, les parents ne pourront plus réagir efficacement face à une situation qui menace le bien-être et l’instruction de leurs enfants. Ces derniers, déjà fragilisés, verront leur situation aggravée par les carcans, la lenteur, les préjugés d’une administration indifférente aux réalités individuelles.
Comment accepter que la souffrance d’un enfant doive correspondre à une case bureaucratique pour être prise en compte et autoriser ses parents à le protéger ? Est-ce à l’administration, qui ne connaît pas l’enfant et qui, de plus, n’est pas toujours neutre sur les choix éducatifs, de décider si tel enfant doit être instruit d’une manière plutôt que d’une autre ? Est-ce à cette administration ou à un médecin scolaire de décider si un enfant souffre de harcèlement ou de phobie scolaire, d’évaluer la réalité de sa maladie, de poser un diagnostic relevant d’un spécialiste ? Combien de consultations diverses et stigmatisantes l’enfant devra-t-il subir avant d’être entendu ? Va-t-on accepter qu’une administration apprécie la légitimité de sa souffrance ? Quelle parole sera donnée à l’enfant dans un tel système ? Va-t-on forcer des enfants en attente de diagnostic, relevant déjà d’un véritable parcours du combattant, à fréquenter une école qui ne pourra pas s’adapter à eux ? Ces enfants parfois rejetés d’un système scolaire plus sélectif qu’il n’y paraît devront-ils en plus attendre et espérer l’autorisation d’être instruits par leur famille ?
Dans toutes ces situations, attribuer une légitimité à l’administration ou à une tierce personne pour apprécier la situation de l’enfant à la place de ses parents, ses premiers éducateurs, sera nécessairement dommageable pour lui.
En outre, les motifs à invoquer pour bénéficier de l’instruction en famille, notamment ceux d’ordre médical, comportent le risque d’une stigmatisation des enfants, d’une atteinte à leur vie privée (CIDE, art. 16) et au secret médical.
En dehors de ces situations particulières, la scolarisation obligatoire implique dans tous les cas une certaine forme de coercition exercée à l’encontre des enfants. L’équilibre d’environ 30.000 enfants heureux d’être instruits en famille sera tout d’abord bouleversé, et les choix de vie des familles illégitimement remis en cause. Ceci est incompatible avec les droits de l’enfant au bien-être (CIDE, art. 3), et à être entendu pour les décisions qui le concerne (CIDE, art. 12 ; art. 371-1 c. civil).
La coercition que représente l’obligation scolaire est également contraire aux conditions d’exercice de l’autorité parentale. L’article 371-1 du Code civil interdit en effet les violences éducatives ordinaires : « L’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques ». Or, comme l’a très justement relevé l’Observatoire de la Violence Educative Ordinaire (OVEO), qui a pris position en faveur de l’IEF, les parents, pour respecter cette nouvelle loi, se trouveraient de fait dans l’obligation d’enfreindre l’article 371-1, car “comment obliger un enfant à se rendre dans un établissement et lui imposer un enseignement sans exercer une forme ou une autre de violence (menace, chantage, manipulation ou toute autre manière d’obtenir l’obéissance) ?”.
On ne saurait non plus ignorer la violence que pourrait représenter pour certains enfants atypiques, en surdouance ou en difficulté l’obligation de fréquenter une école : inadaptation des enseignements à leurs rythmes, besoins et sensibilités qui s’aggravera avec la perte de liberté pédagogique des enseignants, perte délétère de temps libre, rupture affective avec la famille. La sociologie a en outre montré à plusieurs reprises comment l’école, même en étant parvenue à élever le niveau global d’instruction de la population, ne parvient pas à réduire les inégalités et favorise même «l’échec scolaire».
Au nom des principes de la République, la loi imposerait donc une norme éducative et pédagogique unique, en dépit même de ses faiblesses. Dans ces conditions, décider que l’intérêt supérieur de tous les enfants réside absolument dans l’école et interdire l’IEF au mépris de la liberté de choix des parents, serait particulièrement préjudiciable et représenterait une perte de chance inique pour les enfants.
Par conséquent, soumettre l’IEF à autorisation exceptionnelle et forcer la scolarisation ne semble compatible ni avec le droit à l’instruction et au bien-être de l’enfant, ni avec l’exercice de l’autorité parentale, ni même avec le respect des objectifs affichés de l’Éducation nationale (épanouissement de l’enfant, respect des différences, liberté de pensée et d’expression, exercice de la citoyenneté…art. L. 111-2 code éduc.). De même que l’on voit mal comment la suppression d’une liberté fondamentale permettrait de garantir aux enfants leur “épanouissement personnel, le développement de leurs capacités, et l’apprentissage du respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales” (CIDE, art. 29).
Dès lors, si l’intérêt supérieur de l’enfant était menacé, ce serait bien plus certainement par le choix du système d’autorisation exceptionnelle privant absolument tous les enfants de la possibilité d’être instruits en famille. Aussi, plutôt que de supprimer la liberté fondamentale d’enseignement exercée dans l’intérêt des enfants, serait-il plus opportun, pour renforcer les valeurs de la République, de garantir le respect du droit à l’instruction des 100000 enfants auxquels l’école est injustement refusée, et l’inclusion réelle des enfants en situation de handicap, qui sont parfois contraints de choisir l’IEF faute d’accueil adapté à l’école.
Ainsi, le régime d’autorisation exceptionnelle mis en place par l’article 21 porte une atteinte disproportionnée à la liberté d’enseignement au détriment d’un droit parental fondamental et des droits de l’enfant. La transition d’un régime de liberté contrôlée sous déclaration vers un régime d’interdiction sauf autorisation dérogatoire semble d’autant plus disproportionnée qu’elle est inutile et inadéquate pour lutter contre la radicalisation ou toute autre forme de dérive.
Un régime d’autorisation exceptionnelle inutile
En effet, l’instruction en famille est une liberté contrôlée. Le droit à l’instruction et la protection des enfants sont assurés par un encadrement juridique strict de cette liberté séculaire, renforcé par la loi pour une école de la confiance en 2019, que M. Blanquer décrivait comme étant parvenue à “un bon équilibre” (audition du 18 juin 2020).
Les différents stades du choix de l’IEF font ainsi l’objet de règles précises, accompagnées le cas échéant de sanctions pénales et d’une obligation de rescolarisation :
- En amont, les parents ont l’obligation de déclarer l’instruction en famille à l’inspection d’académie, et à la mairie (art. L. 131-10 Code éduc.). Le défaut de déclaration comme la déclaration mensongère encourent des sanctions pénales lourdes. Ainsi le fait pour les familles de déclarer l’IEF pour scolariser leurs enfants dans un établissement irrégulier (école clandestine) est sanctionné pénalement (art. L.131-5 Code éduc. et art. 441-7 du code pénal).
- Le maire doit chaque année dresser la liste des enfants en âge d’être scolarisés et les établissements doivent mettre cette liste à jour tous les mois (art. L.131-6, R.131-3 Code éduc.) a posteriori, les familles font l’objet d’un double contrôle (art. L.131-10 Code éduc.) :
- par la mairie tous les deux ans, au domicile des familles
- par l’inspection d’académie chaque année, par principe au domicile des familles : le refus de contrôle ou l’insuffisance de l’instruction sont sanctionnés par une obligation de rescolarisation assortie de sanctions pénales (art. 227-17-1 code pénal). La loi organise également un contrôle inopiné et précise que les enfants instruits doivent être ceux d’une même famille.
Ainsi, la lecture des textes encadrant l’IEF permet déjà de constater :
1/ que les familles qui font ce choix ne sont pas “hors radar” (obligation de déclaration assortie de sanctions, liste d’enfants dressée par la mairie, contrôles annuels).
2/ que les différents acteurs concernés par le contrôle de l’IEF ont à leur disposition un véritable arsenal juridique contre les dérives (contrôles assortis de sanctions), sans équivalent chez les familles scolarisantes ni dans les cours d’écoles, alors même que les phénomènes de radicalisation sont plus fréquents au cours d’une scolarisation classique. Il faut rappeler d’ailleurs que les terroristes étaient tous issus de l’école de la République.
Rien ne permet dès lors de confondre l’instruction en famille, déclarée et contrôlée chaque année, avec une forme de déscolarisation illégale plaçant les enfants en situation d’absentéisme et hors des radars de l’éducation nationale.
De ce point de vue, l’article 21 apparaît donc inutile et semble également inadéquat.
Un régime d’autorisation exceptionnelle inadéquat : l’article 21 se trompe de cible
D’une part, la hausse du nombre d’enfants instruits en famille semble être une source d’inquiétude, mais il faut rappeler que depuis 1882 la part des enfants instruits en familles est toujours restée très minoritaire : 0,2 % selon les statistiques de 1885 (Cl. Lelièvre, historien de l’éducation), 0,4 % des enfants en âge d’être instruits en 2020.
Plus récemment, la hausse de l’IEF s’explique en partie par l’abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans voulue par M. Blanquer, ainsi que par le contexte sanitaire actuel qui nécessite de protéger des familles fragiles. Quant à la baisse de la part relative des familles ayant recours au CNED, elle s’explique très souvent par les conditions restrictives d’accès au CNED gratuit, le coût du CNED libre, ou un choix pédagogique des familles qui souhaitent adapter l’instruction aux rythmes et besoins de leurs enfants (principe de liberté pédagogique corollaire indispensable de la liberté d’enseignement).
D’autre part, l’IEF n’est pas une menace, elle ne saurait être assimilé à un phénomène de radicalisation ni à aucune autre forme de séparatisme :
- Aucun lien n’est établit entre l’IEF et un phénomène général de radicalisation : d’après le vademecum relatif au contrôle de l’IEF, ces situations sont même très exceptionnelles. L’étude d’impact quant à elle révèle une approche partiale et non étayée par des sources fiables, basée sur de vagues estimations.
- Ainsi, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure de la commission d’enquête du Sénat sur la radicalisation concluait au rejet de l’interdiction de l’IEF : “La loi du 28 mars 1882 portant sur l’organisation de l’enseignement primaire est claire : l’instruction est obligatoire, mais elle est libre. Des familles ont fait le choix de la scolarisation à domicile sans avoir la moindre velléité d’éloigner leur enfant de la République. À mon sens, il revient plutôt à l’Éducation nationale de veiller à ce que les enfants présentant un risque de radicalisation ne quittent pas l’école. Il ne s’agit pas de supprimer toute liberté de choix aux familles” .
- Le Syndicat des inspecteurs d’académie (SIA) a fait observer quant à lui que la défiance exprimée par le projet de loi à l’encontre des familles, et le recours à la coercition, pourraient bien provoquer au contraire une précipitation vers la radicalisation de familles qui étaient déjà à risque.
- Il faut également rappeler que les terroristes ont tous été instruits à l’école et que la radicalisation se développe surtout en marge d’une scolarisation classique. Mais l’accès à l’école, nettement moins contrôlée que l’IEF, n’en est pas pour autant limité par la loi.
L’article 21 se trompe donc, en réalité, de cible : particulièrement coercitive à l’encontre des familles respectueuses de la loi et ayant à coeur l’intérêt de leurs enfants – on ne saurait présumer le contraire – qui déclarent déjà l’IEF et se soumettent aux contrôles annuels. La mesure n’atteindra pas les enfants qui étaient déjà “hors radars” et qui le resteront probablement : les familles qui ne déclaraient pas l’IEF ne seront pas plus encouragées à demander une autorisation, la radicalisation s’effectuera dans des structures illégales en marge d’une scolarisation classique comme c’est déjà largement le cas, et le champ des contrôles des inspecteurs d’académie sera réduit aux enfants des familles qui auront déjà demandé et obtenu l’autorisation de l’administration.
L’Etat, en concentrant ses efforts sur les familles qui assument déjà pleinement leurs responsabilités à l’égard de leurs enfants et de la loi, manquera ainsi à sa mission de protection de l’enfance et de garant de l’instruction à l’égard des enfants “hors radars” et exposés à un risque de radicalisation.
On voit mal en quoi cette erreur de ciblage de l’article 21, qui supprime une liberté fondamentale des familles, tout en privant de protection les enfants qui en auraient besoin, pourrait renforcer les principes républicains. De ce point de vue, l’article 21 est donc inadéquat par rapport à l’objectif visé par le projet de loi.
En conclusion, il apparaît que l’article 21, qui soumet l’IEF à un régime d’autorisation exceptionnelle est une mesure disproportionnée, inutile et inadéquate, particulièrement préjudiciable tant sur le plan des libertés que sur celui des droits parentaux et des droits de l’enfant. Remettant en cause un principe fondamental reconnu par les lois de la République, il pourrait même faire figure de cavalier législatif dans un texte censé renforcer les principes républicains.
Dès lors, le danger d’un affaiblissement de la République s’il en est, viendrait de l’État qui en méconnaît les principes, bien plus certainement que de l’exercice par les citoyens de leurs libertés fondamentales.
Comme l’exprimait G. Clémenceau dans son discours au Sénat en 1902 : “S’il pouvait y avoir un conflit entre la République et la liberté, c’est la République qui aurait tort (…)”. Et, si d’après l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, il appartient au seul législateur d’encadrer les libertés, ce pouvoir ne l’autorise pas à les remettre radicalement en cause sans raison, à la demande du pouvoir exécutif. Il lui appartient au contraire de protéger les libertés fondamentales des citoyens face à l’État, et le Conseil Constitutionnel est alors le juge du respect de cette mission.
Afin de protéger la liberté de l’enseignement et de l’instruction en famille, il conviendrait donc de supprimer l’article 21 du projet de loi confortant les principes républicains et de renoncer au régime d’autorisation préalable dans les situations déterminées par la loi.
Si le renforcement de ces principes devait appeler une mesure, ce serait plutôt celle du respect de la liberté des familles, et d’une application scrupuleuse des textes existants (notamment les article L.131-6, R. 131-3, L. 131-8 et L. 131-10 du Code de l’éducation) comme le recommandait la commission d’enquête du Sénat. Cette mise en oeuvre du cadre légal existant serait sans doute plus efficace si elle était complétée d’une formation spécifique pour la détection et pour la gestion des dérives, et éventuellement d’une amélioration des recoupements de fichiers pour le recensement des enfants en âge d’être scolarisés.
La liberté d’instruire en famille quant à elle, qui est un atout pour notre démocratie comme pour le respect des droits de l’enfant, un facteur de résilience pour l’école, et qui ne coûte presque rien à l’État, mériterait d’être mieux connue : une meilleure information de tous les acteurs concernés sur ce sujet garantirait le respect dû à cette liberté fondamentale tout en assurant l’application scrupuleuse du cadre légal actuel, notamment les conditions de déclaration (garantie de liberté), les modalités de contrôle (selon un principe de neutralité et dans le respect des parents et des enfants), et les sanctions en cas de dérive (manquement grave à l’obligation d’instruction, refus abusif de contrôle, et déclaration mensongère d’instruction en famille).
C’est ainsi, par le strict respect des libertés et du cadre légal qui les accompagne, que les principes de la République seront renforcés. Choisir cette voie plutôt que celle de l’interdiction et de la coercition est d’autant plus essentiel que les libertés fondamentales ne sont pas seulement notre héritage, elles sont aussi l’avenir de nos enfants.
Monsieur le Député, je suis certaine que vous me rejoindrez sur la grande majorité de tous ces arguments. Je souhaiterais donc pouvoir compter sur votre intervention à l’Assemblée nationale, le mois prochain, pour que la liberté de l’instruction dans notre pays soit défendue et protégée, en vous opposant à ce régime d’autorisation pour l’école à la maison. J’apprécierais connaître vos interventions et votre vote à ce sujet.
Je vous prie de croire, Monsieur le Député, à l’expression de ma considération distinguée.
L. S.