Extraits de l’article du Monde du 11 février 2021 pour lequel le Secrétaire général de notre association a été interviewé.
Des parents défendent l’école à la maison : « Un projet provisoire est devenu un choix de vie »
Alors que l’article 21 du projet de loi « séparatisme », qui vise à restreindre l’enseignement domicile, doit être débattu à l’Assemblée, les familles concernées montent au créneau.
Il y a ceux qui se rassurent en répétant que leur enfant a une « pratique » musicale ou sportive « de haut niveau », l’un des motifs de dérogation prévu par le législateur. Ceux qui se préparent à « monter un dossier médical », autre cas de figure permettant de continuer à faire l’« école à la maison ». Ceux qui se résignent, déjà, à une inscription à l’école…
Face à la perspective d’une stricte limitation de l’instruction en famille souhaitée par le gouvernement pour lutter contre le « séparatisme islamiste » et les « dérives sectaires », des « parents instructeurs » estiment être les victimes collatérales d’un projet de loi qui ne les visent pas.
Alors que l’article 21 du projet de loi « confortant les principes républicains », dit projet de loi « séparatisme », doit être débattu à l’Assemblée nationale, à partir de jeudi 11 février, ces familles sont sorties de leur réserve ces dernières semaines. L’occasion de démontrer que, même si elles sont une minorité – l’instruction à domicile concerne 62 000 enfants, sur un total de 12,4 millions d’élèves –, elles savent donner de la voix : interpellations du ministre de l’éducation, de députés et de sénateurs, visites en mairies, manifestations en région, pétitions en ligne, courriers aux médias…
« On tente le tout pour le tout pour que la liberté d’enseignement – garantie par la loi sur l’instruction obligatoire de 1882 – et notre choix de parents restent, en France, un principe et non une exception », martèle Jean-Baptiste Maillard, porte-parole de l’association Liberté éducation. Avec d’autres collectifs et associations (Les enfants d’abord, Unie, LAIA, CISE, Felicia, etc.), ce quadragénaire, auditionné en commission spéciale le 8 janvier, a sonné la mobilisation sur ce sujet sensible, qui divise jusque dans la majorité et fait l’objet de quelque 400 amendements de tous bords.
« Chemin éducatif différent »
Jean-Baptiste Maillard a trois garçons instruits en famille « depuis toujours ». Pas pour faire « société à part », assure-t-il. Pas non plus pour des « raisons religieuses », même si ce catholique pratiquant ne fait aucun secret de ses convictions.
« Peu après la naissance de notre aîné, on a découvert la pédagogie Montessori », explique-t-il. C’est « ça » qui a poussé le jeune couple, installé à Tours, à prendre un « chemin éducatif différent ».
« A l’époque, des amis nous ont regardés avec des yeux ronds ; ils nous ont demandé si c’était légal. On a découvert en même temps qu’eux que ça l’était… depuis Jules Ferry. On ne s’est pas demandé si c’était une décision contre l’école. C’est la nôtre, on la remet en jeu tous les ans, mais on n’est pas prêt à ce qu’elle soit prise pour nous. »
Derrière le « on », c’est « surtout son épouse », concède-t-il, qui gère la fratrie de 6, 10 et 11 ans. Démarrage des activités à 8 h 30, encadrement des enfants « par roulement » avec l’objectif de finir « au plus tôt » pour qu’ils puissent, l’après-midi, faire « ce qu’ils aiment », « à leur rythme » : voilà leur « journée type ». Une organisation dont ils disent ne pas se lasser.
C’est aussi ce que racontent les Nahmani, pour qui l’école à la maison fait désormais partie du passé : leurs enfants, âgés de 17 et 19 ans, ont démarré des études supérieures sans être passés par la « case école ». Ou presque pas : l’aînée y a fait une incursion d’un an en terminale, le temps de décrocher le bac mention « bien ».
« Tout avait commencé par un voyage de trois ans en voilier, alors que notre fille avait 3 ans et son frère 1 an, explique Yaël, la mère. A l’époque, la maternelle n’était pas obligatoire ; il nous semblait que ce projet familial était largement aussi enrichissant que d’aller à l’école, tout en étant convaincus que les enfants y feraient leur rentrée à notre retour. »
Le retour se fait : la famille se pose près d’Alès, dans le Gard. La mère est responsable d’une association, le père est agent de conduite
SNCF. Et le « besoin d’école » ne s’est pas fait sentir, poursuit Yaël. « Nous avions pu observer la façon dont les apprentissages ont lieu, naturellement et simplement, quand l’enfant apprend ce qui l’intéresse au moment où ça l’intéresse, dit-elle. Ce qui était initialement un projet provisoire est devenu un choix de vie. »
« Nette accélération »
Un choix de privilégiés ? Il faut de la « disponibilité » – plus qu’un « capital financier » – pour se lancer, disent les intéressés, dont beaucoup expliquent avoir fait une « croix sur un salaire » – ou « vivre sur deux demi-salaires ». Souvent ils disent avoir « quitté la ville » ; parfois être « en reconversion professionnelle ». Et, toujours, vouloir se « recentrer sur l’essentiel » : les enfants.
Ces parents mobilisés sont-ils représentatifs de la mouvance de l’instruction en famille ? Ou sont-ils, comme le veut la formule un peu galvaudée, « l’arbre qui cache la forêt » ? Les rares travaux de recherche sur le sujet, que ces militants ont bien en tête, dessinent des profils et des motivations variés ; plus variés, en tout cas, que ce qu’en disent leurs détracteurs, prompts à brocarder une mouvance de « néoruraux » aspirant à un « retour aux sources ».
- Lire aussi Cédric Villani : « Ne laissons pas l’instruction en famille servir de bouc émissaire dans la lutte contre le séparatisme » (accès complet)
« On trouve des familles convaincues que leurs enfants apprendront mieux s’ils suivent leur rythme, libérés des programmes et des contraintes du groupe, explique Philippe Bongrand, maître de conférences en sciences de l’éducation à Cergy-Université. Mais aussi des parents qui se résignent, provisoirement, parce que l’école est loin, parce qu’elle est perçue comme insatisfaisante, ou parce que leur enfant y souffre, à le déscolariser un temps. » Une même famille peut « alterner » les approches et les arguments, relève aussi ce
chercheur, qui ne conteste pas que l’« aspiration à une forme d’entre-soi » existe, mais « à la marge ».
Quand la famille Nahmani s’est lancée, l’école à la maison concernait approximativement 10 000 enfants, selon les chiffres du ministère de l’éducation ; les deux tiers étaient, à la fin des années 2000, répertoriés au CNED, organisme d’enseignement à distance labellisé par l’éducation nationale, et suivaient, dans ce cadre, des cours alignés sur les programmes nationaux. Depuis, l’effectif global a plus que triplé, sans que les inscriptions à des cours à distance ne suivent la même courbe, avec une « nette accélération » entre 2016 et 2020, souligne-t-on rue de Grenelle. L’abaissement, à la rentrée 2019, de l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans explique en partie le bond.
« Cas exceptionnels »
Cette hausse n’est pas l’argument premier invoqué par le gouvernement pour justifier du virage législatif à l’œuvre : c’est bien le « séparatisme islamiste » que l’Etat a dans son viseur. « J’ai pris une décision, sans doute l’une des plus radicales depuis les lois de 1882 et celles assurant la mixité scolaire entre garçons et filles en 1969 », a déclaré le chef de l’Etat dans son discours aux Mureaux (Yvelines), le 2 octobre 2020, en annonçant la scolarisation obligatoire à 3 ans. « Chaque semaine, des recteurs et rectrices trouvent des cas d’enfants totalement hors système », faisait alors valoir Emmanuel Macron. Des « petits fantômes de la République », selon l’expression du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, reprise par son homologue à l’éducation, Jean-Michel Blanquer.
« Combien ? » et « où ? », interrogent les « parents instructeurs ». Le ministère de l’éducation avance l’estimation de 2 000 à 3 000 enfants concernés, sans livrer plus de détails. Dans un vade-mecum publié en novembre 2020, il explique que « les cas d’enfants exposés à un risque de radicalisation et repérés à l’occasion du contrôle de l’instruction au domicile familial sont exceptionnels ». Une enquête de la mairie doit avoir lieu tous les deux ans, et un contrôle pédagogique, diligenté par les rectorats, tous les ans. Depuis 2019, un nouveau décret permet aussi des visites à l’improviste, en cas de soupçons.
Pourquoi aller au-delà, demandent ces familles ? Le Conseil d’Etat a exprimé des réserves, évoquant, dans son avis du 7 décembre 2020, de « délicates questions de conformité à la Constitution ». Le gouvernement a dû revoir sa copie, passant d’un objectif d’interdiction de l’instruction en famille, comme annoncé par le chef de l’Etat, à un « système de filtrage à l’entrée du dispositif », défend-on désormais au cabinet Blanquer.
Alors qu’une simple déclaration suffisait, jusqu’à présent, pour faire l’école à la maison, les parents devront justifier leur demande ou présenter un « projet pédagogique » validé par l’institution. Quatre circonstances seraient admises : les raisons de handicap et de santé, l’éloignement géographique de l’école, une pratique sportive ou artistique intensive. Le quatrième motif dérogatoire, portant sur le « besoin particulier de l’enfant », promet des débats à l’Assemblée nationale.
Toujours selon les chiffres ministériels, quelque 17 000 enfants inscrits au CNED devraient pouvoir bénéficier, dans ces conditions, d’un statu quo. Quid des 45 000 autres ? « Ce sont les débats de la représentation nationale, au Parlement, qui en décideront », répond-on rue de Grenelle. « L’enfant n’appartient à personne, et c’est son intérêt qui doit primer », martelait le ministre de l’éducation, le 18 janvier, lors d’une première audition au Palais-Bourbon.
« Citoyens engagés et actifs »
Des déclarations qui font bondir Laurence Le Guilly, mère de trois enfants de 4, 6 et 9 ans, et cofondatrice de l’association Les libres enfants du Tarn. « L’Etat s’autoproclame premier éducateur de nos enfants, mais cela va à l’encontre de tous les textes fondateurs ! » Cette ancienne professeure d’anglais assure ne rien avoir « contre l’école ». Son aînée vient d’y faire sa rentrée – la première – en classe de CE2. « C’est elle qui en a fait la demande », dit-elle. Les deux plus jeunes n’ont encore rien « verbalisé » de tel. « Ce sont des enfants sans problème particulier. Si le projet de loi passe, ils devront prendre le chemin de l’école. »
« On fera comme beaucoup d’autres familles, on essaiera de contourner le problème », glisse avec franchise Johanna Doron, mère de deux enfants de 9 et 5 ans. La famille, installée dans les Hauts-de-France à quelques kilomètres de la frontière belge, n’exclut pas de la traverser : « Il faudra se soumettre à un examen en fin de cycle, c’est comme ça que l’école à la maison fonctionne en Belgique, explique l’ancienne enseignante reconvertie dans la communication. Mais c’est toujours mieux que de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. »
Romaric (il a requis l’anonymat) et sa compagne, parents de deux fillettes de 4 et 2 ans, ont commencé à « regarder autour d’eux », dans l’Essonne, l’« offre » des écoles alternatives privées. Mais ils préféreraient ne pas avoir à remettre en cause leur choix éducatif, récent : ils font partie de ces parents, nombreux aux dires des associations, qui ont opté pour l’instruction en famille à la faveur de la crise sanitaire. « Notre aînée avait à peine eu le temps de faire sa rentrée en petite section de maternelle, dans le public, que les écoles ont fermé, explique le père. Ce n’est pas seulement ça qui nous a fait sauter le pas, on avait envie d’une scolarité moins normative, plus individualisée. Mais ça y a contribué. »
Le « saut » est plus récent encore pour Adeline Maddaloni : c’est en septembre 2020 que ses fils de 10 et 15 ans ont commencé l’école à la maison. En reconversion professionnelle, elle peut « accompagner » le plus jeune, mais préfère que l’aînée suive ses cours par correspondance. « On vit ça comme une opportunité, une parenthèse… » La première inspection a eu lieu en novembre. « Cela s’est bien passé, on ne cherche pas à copier l’école… »
(…)
Mattea Battaglia