Dans son discours des Mureaux du 2 octobre 2020, le Président de la République Emmanuel Macron a annoncé son projet d’interdire l’école à la maison, citant Jules Ferry et prétendant s’inscrire dans sa lignée. Pourtant, avant le vote de sa loi rendant l’instruction obligatoire – et non l’école – Jules Ferry lui-même défendit l’instruction en famille. On a retrouvé ses propos. Document.
Ainsi Jules Ferry insista pour qu' »on ne tracasse pas les pères de familles qui font consciencieusement [l’école à la maison] ». Pour lui, il ne fallait pas apporter « des règlements d’oppression et de tyrannie » à l’égard des familles IEF de l’époque, y apporter des investigations sur le niveau scolaire des enfants « avec modération ».
Sous la 3ème République, le 16 juin Jules Ferry est Président du Conseil des ministres lorsqu’il rend l’instruction obligatoire. Il combattit alors un amendement qui voulait supprimer l’instauration de contrôles et examens au profit d’une citation devant le juge de paix, lequel pourrait appliquer des peines de police alors prévues par l’article 79 du Code pénal. M. Jules Ferry combattit donc l’amendement dans les termes suivants :
L’obligation scolaire ne doit pas être une « machine de guerre, dirigée contre les enfants de la bourgeoisie et destinée à pénétrer dans l’intimité du foyer domestique ».
Jules Ferry insista pour qu’on ne tracasse pas les pères de familles qui font consciencieusement l’école à la maison !
« Est-ce qu’une loi d’obligation est faite pour tracasser les pères de famille qui donnent consciencieusement l’instruction primaire au foyer domestique ? »
Jules Ferry demanda qu’on instaure les examens qui sont toujours de rigueur aujourd’hui (contrôle que l’Etat peut tout à fait encore renforcer), tout en réclamant une modération dans ces examens :
« Mais, j’insiste de nouveau sur ce point : vous n’avez pas besoin de nous apprendre combien il nous faut tenir compte des susceptibilités des familles, avec quelle modération il faut apporter dans le foyer domestique ces investigations nécessaires. »
Il était également hors de question qu’un régime d’oppression soit installé à l’égard des familles pratiquant l’instruction à domicile :
« Soyez persuadés qu’il ne sortira pas des délibérations des règlements d’oppression et de tyrannie. »
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- Pour aller plus loin :
Ferdinand Buisson défendait l’instruction en famille
L’historien de la laïcité Jean Baubérot défend l’école à la maison
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- Pour aller plus loin :
TEXTE INTÉGRAL (1)
Sur l’art. 16, M. Paris fut plus heureux. Cet article obligeait les enfants qui reçoivent l’instruction dans la famille, pendant l’âge de la scolarité, à subir un examen à la fin de chaque année, et, si les deux premiers examens paraissaient insuffisants, prescrivait l’inscription d’office dans une école publique, à défaut par les parents d’en choisir une. M. Paris remplaçait cette procédure par une simple citation devant le juge de paix, qui pourrait appliquer les peines de simple police prévues par l’art 479 du Code pénal.
M. Jules Ferry combattit l’amendement dans les termes suivants (2) :
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Messieurs, nous retrouvons dans les attaques très vives dont l’article 16 vient d’être l’objet la même préoccupation, le même sentiment qui semble inspirer une partie du Sénat contre cette loi de l’obligation. C’est la préoccupation, aussi injuste qu’injustifiée, que cette loi ne serait pas faite contre les classes réfractaires à l’enseignement qui ont fait l’unique préoccupation de tous les législateurs qui ont édicté l’obligation de l’enseignement primaire ; mais qu’elle serait je ne sais quelle machine de guerre, dirigée contre les enfants de la bourgeoisie, et destinée à pénétrer dans l’intimité du foyer domestique, et à installer dans les familles mêmes, sous prétexte d’enseignement civique, je ne sais quel enseignement irréligieux, je ne sais quelle entreprise d’impiété et de jacobinisme.
Plusieurs sénateurs à droite. — On n’a jamais dit cela.
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — C’est à ce point de vue qu’on s’est placé pour attaquer la loi ; c’est cette préoccupation qui a inspiré notamment une partie de l’éloquent discours de M. le duc de Broglie, qui nous a promis, sur l’article 16, des explications décisives, car c’est à proposée l’article 16 que le secret de cette loi devait être dévoilé ! Tels sont, je le répète, l’inspiration que vous prêtez à la loi et le but que vous nous accusez de viser. C’est absolument contraire à la vraisemblance, à la justice et à la vérité. (Très bien! très bien! à gauche.)
En vérité, est-ce qu’une loi d’obligation est faite pour tracasser les pères de famille qui donnent consciencieusement l’instruction primaire au foyer domestique ? (Bruit à droite.) Messieurs, nous étions en présence d’une double difficulté : cette difficulté, tous les législateurs qui ont voulu introduire dans l’enseignement primaire le principe de l’obligation l’ont rencontrée. D’une part, il faut respecter l’éducation domestique, mais, d’autre part, il ne faut pas que, sous prétexte d’éducation domestique, les réfractaires de l’enseignement primaire, les seuls que nous poursuivions (Très bien 1 très bien! à gauche) puissent prétexter, pour ne pas envoyer leurs enfants à l’école ou des soins qui n’existent pas, ou un enseignement tellement élémentaire qu’il ne mérite pas ce nom. Il faut donc que la famille, à certains moments et sous certaines formes, soit appelée à rendre compte ; autrement, ceux qui voudront échapper à l’école répondront par la formule : « Élevé dans la famille ! ».
A gauche. — Très bien! très bien! c’est évident!
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. – Et si l’on n’a pas le droit d’aller voir dans la famille ce qui s’y passe, si les pouvoirs publics dépassent la limite de leurs prérogatives et de leur compétence en allant s’enquérir, dans la famille même, de la nature de l’enseignement donné à l’enfant, vous pouvez déchirer la loi, car tous ceux qui voudront échapper à l’obligation
se réfugieront derrière ce rempart commode de l’éducation donnée au foyer domestique. (Vive approbation à gauche. – Rumeurs à droite.) Cela est si vrai que l’honorable M. Paris lui-même l’admet dans son amendement. Il s’est rendu compte de la difficulté. Quelles dispositions propose-t-il en effet ? « Lorsque l’enfant, élevé dans la famille, n’y recevra aucune instruction scolaire. » Voilà donc un cas où vous reconnaissez que l’éducation dite de famille doit être soumise à l’inspection, à la surveillance, à la vigilance de l’autorité publique. Mais la précaution que vous prenez est absolument insuffisante. D’abord, employer ces expressions : « Lorsque l’enfant élevé dans la famille n’y recevra aucune instruction scolaire. » c’est admettre que la loi n’aura d’action que si là l’enfant ne reçoit, en effet, aucune instruction scolaire. Eh bien, si l’un de ces réfractaires dont je parlais tout à l’heure, trouve commode de garder chez lui et d’employer à son travail un garçon de douze ans, par exemple, qui est encore dans l’âge scolaire ; s’il lui donne, je ne dirai pas le néant de l’éducation scolaire, mais une éducation presque équivalente au néant; s’il se contente de lui faire apprendre l’a b c, croyez-vous que le devoir paternel soit rempli et que le principe de la loi reçoive satisfaction ? Il faut donc, vous l’admettrez bien, que cette instruction scolaire soit en rapport avec l’âge de l’enfant : vous ne pouvez pas dire que l’instruction scolaire consiste à savoir lire et écrire, et que les premières petites notions que tout enfant de sept ans doit posséder, suffiront à un enfant de onze ou douze ans. Vous voyez donc bien que ce n’est pas l’absolu néant de l’instruction scolaire qui peut seul motiver le droit d’intervention de l’autorité ; mais une instruction scolaire tellement inférieure à l’âge, aux besoins de l’enfant, aux nécessités de son avenir, que cette instruction soit comme nulle. (Applaudissements à gauche.)
Il est donc nécessaire de se rendre compte, de la façon la plus bienveillante sans doute, la plus mesurée, la plus réservée,
à certaines époques, soit chaque année, soit tous les deux ans, mais enfin à des époques déterminées ; il est nécessaire, dis-je, de se rendre compte de la réalité de cette éducation dont la mauvaise volonté des pères de famille peut se faire un moyen de résistance, et de savoir ce qui se cache sous cette formule : « Enfants élevés dans la famille ». Dès lors, nous sommes arrivés tout naturellement, — Gouvernement, commission, Chambre des députés, tous ceux enfin qui ont participé à l’élaboration de cette loi, — nous sommes arrivés à dire : pour s’assurer si cette éducation de la famille n’est pas un leurre, un prétexte, le déguisement d’un mauvais vouloir absolu et une porte ouverte par laquelle tout l’effet utile de la loi peut s’évaporer, il faudra constater, d’une manière quelconque, mais d’une manière sérieuse, l’état et la valeur de l’éducation. (Interruptions à droite.)
M. AUDREN DE KERDREL. — Et si l’enfant n’a pas d’intelligence, est-ce que vous lui en donnerez ? Répondez à cela ! (Exclamations ironiques à gauche.) Mais c’est le bon sens, messieurs! vos rires ne prouvent absolument rien : il est plus facile de rire que de répondre !
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Il n’est pas possible de faire dans la loi autre chose que de poser un principe. Ce principe en lui-même est reconnu par l’amendement, puisque l’amendement admet que, lorsqu’il n’y a pas du tout d’instruction scolaire donnée, le père est coupable et peut être traduit devant le juge de paix. Mais que fait l’amendement ? Il impose au juge de paix le rôle de la commission d’examen. Est-ce que c’est possible, messieurs, est-ce que c’est une garantie ? Quoi ! C’est le juge de paix qui fera passer l’examen à l’enfant ! N’aimez vous pas mieux que ce soit une commission compétente ?
A droite. — Pas du tout!
Un sénateur à droite. — C’est une enquête sur un fait.
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Est-ce que le juge de paix a compétence pour faire passer des examens ? Vous parlez
d’enquête; vous dites que le juge de paix statuera après enquête. Mais l’enquête, c’est l’examen.
M. LE DUC DE BROGLIE. — Ce que vous créez, c’est la présomption contre le père de famille !
Voix à gauche. — Laissez donc parler : vous répondrez !
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — M. le duc de Broglie me fait l’honneur de me dire que nous créons une présomption contre le père. Cela serait exact si l’examen dépassait un certain niveau ; et c’est là, messieurs, le point délicat, je le reconnais, mais un point que vous ne pouvez régler. Il faut bien que vous vous en rapportiez au Conseil Supérieur de l’Instruction publique pour rédiger le programme de l’examen. (Exclamations à droite et au centre.) Le projet de loi dispose que ce seront des arrêtés ministériels qui fixeront ce programme ; ce seront, si vous voulez, des décrets présidentiels, je ne demande pas mieux, mais c’est le Conseil Supérieur de l’Instruction publique, c’est-dire l’autorité universitaire la plus compétente qui soit en France, qui sera chargé de régler les formes et les conditions de l’examen et la composition de la commission. Que voulez-vous de plus ? Est-ce que vous allez nous proposer ici et faire discuter par le Sénat des programmes d’examens ?
Un sénateur à. droite. — Nous n’en voulons pas.
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Ces examens devront être réglés de la façon la plus réservée, avec le respect le plus jaloux de l’indépendance de la famille. (Dénégations à droite). Oui, messieurs, il devront évidemment tenir compte — je réponds ici à une interruption de l’honorable M. de Kerdrel — et les commissions d’examen elles-mêmes devront tenir compte de la faiblesse possible de l’intelligence des enfants.
M. LE BARON DE RAVIGNAN. — Il n’y a pas un pays au monde où pareille chose existe. (N’interrompez pas, à gauche.)
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Il est bien certain que si l’on présentait à la commission d’examen des esprits faibles, des esprits retardés dans leur développement, elle ne leur demanderait pas de justifier des mêmes connaissances que la moyenne des jeunes enfants. (Interruptions à droite.) On me disait, tout à l’heure — c’était, je crois, l’honorable M. de Ravignan, car je suis obligé de répondre à des interruptions qui s’entrecroisent avec une impétuosité extrême et qui sont faites pour troubler absolument l’ordre de toute discussion ; — l’honorable M. de Ravignan me disait : « Cela ne se fait nulle part. » Mon contradicteur se trompe : cela se fait en Allemagne.
M. LE DUC DE BROGLIE. — Non, monsieur ! J’ai pris des informations très précises. Cela ne se fait pas en Allemagne.
Un sénateur à droite. — Ni en Amérique, ni en Angleterre.
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. – Cela se fait en Allemagne, et plusieurs d’entre nous, qui ont laissé une partie de leur famille en Alsace, le savent mieux que vous, monsieur le duc de Broglie. (Vives et bruyantes interruptions à droite. — A l’ordre! A l’ordre ! – à gauche.)
M. LE DUC DE BROGLIE. — Soit! En Alsace, oui ; mais non pas en Allemagne.
M. DE PARIEU. — C’est le régime de la conquête !
M. BUFFET prononce quelques paroles qui ne parviennent pas jusqu’au bureau.
M. LE PRÉSIDENT. — Si ces interruptions continuent, messieurs, je serai forcé de suspendre la séance.
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. – Je n’entends même pas l’observation de l’honorable M. Buffet.
M. BUFFET. — Si le Sénat et M. le président du conseil veulent bien me le permettre, je répéterai l’observation que j’ai faite; la voici : « M. le Président du conseil a reconnu que, si ces examens n’existaient pas en Allemagne, ils étaient du moins pratiqués en Alsace. »
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — « J’ai dit : dans toute l’Allemagne. »
M. BUFFET. – J’ai dit alors : « C’est le régime que le vainqueur a imposé à l’Alsace que vous voulez imposer à nos enfants. » (Vifs applaudissements à droite.)
M. BARAGNON. — Vous n’en examinerez aucun.
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Ceci, messieurs, n’est pas de l’argumentation : c’est de la déclamation. (Rumeurs à droite.) Je cherche à discuter, sérieusement, une question délicate qui est posée devant le Sénat : il ne faut pas me répondre par des prosopopées, tirées de nos malheurs, de l’Alsace et des vaincus !
Je répéterai que la loi ne peut pas le dire, qu’elle ne peut pas régler la composition de cette commission. Le Sénat ne peut délibérer sur les examens que devront passer des enfants de l’âge de 7 ans, de 10 ans, de 12 ans. Il faut que vous laissiez
régler ces choses par le Conseil Supérieur de l’Instruction publique. Mais, j’insiste de nouveau sur ce point : vous n’avez pas besoin de nous apprendre combien les mœurs françaises sont ombrageuses sur ce point, combien il nous faut tenir compte des susceptibilités des familles, avec quelle modération il faut apporter dans le foyer domestique ces investigations nécessaires.
C’est dans cet esprit que les règlements seront rédigés. Vous en avez pour garantie la sagesse de ce Conseil Supérieur, qui est… (Exclamations à droite. Très bien ! très bien ! à gauche)… qui est une assemblée dont vous avez pu apprécier la sagesse (Rires à droite) dans le règlement de tous les programmes, et qui en a donné des preuves admirables, j’ose le dire et je liens à le dire et à le proclamer très haut. (Nouveaux rires a droite.) Soyez persuadés qu’il ne sortira pas des délibérations du Conseil Supérieur des règlements d’oppression et de tyrannie. Et surtout vous pouvez vous mettre dans l’esprit que l’arme légale que nous demandons n’est nullement dirigée contre l’éducation des châteaux ou des familles bourgeoises. (Vives rumeurs à droite.)
M. HERVÉ DE SAISY. — C’est la pauvreté que vous mettez en prison !
M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Que nous n’avons nul dessein d’intervenir entre vos enfants et vous ; mais nous voulons empêcher qu’une prétendue éducation de famille devienne le dernier refuge des réfractaires de l’enseignement primaire. (Applaudissements prolongés à gauche. — Vives réclamations à droite.)
Le Sénat, en adoptant par 142 voix contre 132, l’amendement Paris, offrit, pour employer une expression de M. Jules Ferry, un dernier refuge « aux réfractaires de l’enseignement primaire ». Il était évident que bien des paysans ne seraient pas empêchés par une amende minime d’employer leurs enfants aux travaux des champs, au lieu de les faire instruire à l’école ! Le Sénat décida, dans la même séance du 14 juin, qu’il passerait à une seconde délibération de la loi…
(1) Source : Discours et opinions de Jules Ferry. Les lois scolaires (suite et fin) : lois sur l’enseignement des jeunes filles, sur la gratuité, l’obligation et la laïcité de l’enseignement primaire, sur la caisse des écoles, discours divers sur les questions scolaires. Editeur : A. Colin & Cie (Paris), 1893-1898 : Contributeur : Robiquet, Paul (1848-1928). Éditeur scientifique. Mongraphie imprimée, Gallica.
(2) L’Officiel du 15 juin 1881.